Une semaine plus tard, le 26 février, une voiture à chevaux déposa un jeune couple au centre de Port-Louis, dans le pays de Lorient en Bretagne. Fortuné venait présenter Héloïse à ses proches.

Depuis qu’ils s’étaient tous deux liés en juillet précédent, Fortuné était passé trois fois par Port-Louis, mais toujours seul, de retour d’un voyage à Brest ou à Lorient pour le Bureau Veritas.
Il avait voulu laisser mûrir ses sentiments pour la jeune femme avant de lui faire rencontrer son père et le reste de la famille.
Après l’attentat de juillet, il s’était plongé encore plus que de coutume dans son travail au Bureau. L’activité se développant sans cesse, Charles Lefebvre lui avait confié encore davantage de responsabilités dans les relations avec les armateurs et affréteurs bretons.
Ce n’est qu’en cette fin février 1836 que Fortuné profitait d’un cours répit du côté de Veritas pour faire le voyage de Port-Louis avec sa belle.
Il avait fait promettre à Héloïse de n’entrer avec personne dans les détails de ce qu’ils avaient vécu en juillet.
Fortuné savait que si des parcelles de vérité éclataient au grand jour, il aurait immédiatement face à lui Henri Gisquet, Préfet de police, Adolphe Thiers, et quelques autres personnes haut placées.
Il l’avait compris il y a sept mois, juste après l’attentat : s’il révélait ce qu’il savait sur cette funeste journée, il existait peu de chances qu’il soit cru, car il ne possédait aucune preuve solide à présenter à la justice. Il risquait au contraire la prison ou peut-être même la mort, pour lui et ses proches.

Jan, un frère de Fortuné, les attendait à l’arrivée afin de les soulager de leurs bagages. Une bande de gamins était avec lui, des garçons d’une dizaine d’années qu’Héloïse dut embrasser un par un.
L’un d’entre eux manifestait clairement son mécontentement.
– C’est Yves, mon petit frère, dit Fortuné. Il veut que tu lui prennes la main.
Le visage du garçon rayonna aussitôt ses petits doigts pris dans ceux d’Héloïse.
– Comment va père ? demanda Fortuné.
– Ça va…, répondit Jan en haussant les épaules.
Ils pénétrèrent bientôt dans la maison familiale. Le soleil de février éclairait encore la grande bâtisse en cette fin d’après-midi. Ils allèrent trouver M. Petitcolin qui se reposait de l’autre côté, dans le jardin.
Le voir assis seul inspira à Fortuné un sentiment de grande tristesse qui fit hésiter son pas.
Son père se leva en les apercevant et laissa Héloïse le saluer avant d’embrasser son fils. C’était un homme encore vigoureux, droit comme un piquet, à la belle couronne de cheveux blancs, mais au visage bien fatigué.
– Nous vous attendions depuis des semaines, déclara-t-il. Fortuné, cette demoiselle est aussi jolie que ta mère. Elle lui ressemble d’ailleurs.
– Mais, père, maman était plus…
– Venez, mademoiselle, avant le dîner, je veux vous montrer les plus belles fleurs de la ville ! enchaîna-t-il sans écouter son fils et en entraînant Héloïse vers la grande serre qui s’adossait à la maison. Elles commencent à bourgeonner ! Vous sentez la sève qui monte ?…
Il était clair que Fortuné devait trouver une autre occupation, ce qu’il fit en montant leurs bagages au premier étage.

Lorsque, trente minutes plus tard, son père et Héloïse entrèrent dans la salle à manger où une magnifique table avait été dressée, il demanda discrètement à sa compagne :
– T’a-t-il parlé des roses trémières et de maman ?
– Nous n’avons fait que cela, répondit-elle.
– Bien ! Ça signifie que tu fais partie de la famille !
– Il m’a aussi appris que tu te passionnais pour les roses…
– Je ne me lasse pas de leurs couleurs et de leurs senteurs. Si je n’étais pas au Bureau Veritas, je serais parfumeur ou jardinier !
– Ton père m’a dit aussi l’amour qu’il te portait. Il a voulu savoir comment nous nous étions rencontrés, mais je ne lui ai pas tout dit, n’aie crainte !
M. Petitcolin s’approcha d’eux :
– Ma chère Héloïse, vous allez goûter le poisson de Port-Louis !
Sur la grande table autour de laquelle ils prirent place aux côtés de Jan et d’Yves, un long plat rempli de bar fumant répandait ses effluves dans toute la pièce.
Fortuné pensa judicieux d’orienter la conversation vers le sujet de la pêche à Port-Louis. Cela permit à Héloïse d’apprendre que la mer avait ses saisons, tout comme la nature en surface, et que l’on n’y trouvait pas les mêmes espèces aux différents moments de l’année.

Le lendemain matin, il fit visiter la ville à sa compagne. Ils s’étaient chaudement couverts. Les rues étaient paisibles, on se croyait sur une petite île.
– Ici, c’est l’alliance de la pierre, de la mer et du ciel, dit Fortuné.
Un frais soleil éclairait les ruelles où le passé espagnol de la cité ressurgissait ça et là. Depuis quelques endroits, on apercevait tout au bout les murs de la citadelle entourée par la mer. Les maisons d’un étage alternaient avec celles de deux ou trois étages, selon l’époque de leur construction et la richesse de leur propriétaire.
Devant un bâtiment ou à un coin de rue, des souvenirs remontaient à la mémoire de Fortuné, d’autant plus chers qu’ils appartenaient à un passé révolu, mais encore bien vivant à ses yeux. Il s’en étonna tout haut :
– On dirait que les lieux gardent une mémoire et qu’il suffit de s’arrêter un instant pour que des événements oubliés revivent… comme quand un rideau se lève sur une scène avec des personnages…
Héloïse le poussa du coude :
– Vas-y, mon cher, dis-moi ce qui revit ici !
– Que veux-tu que je te dise ?… Je ne pense à rien de particulier…, se reprit maladroitement Fortuné.
– Dis-moi quelle fille tu as aimée à Port-Louis !
Il rit :
– Je ne sais plus… Et il faudrait que je trouve les bons mots pour ne pas te rendre jalouse !
Ils arrivaient près de l’église Notre-Dame.
Fortuné s’arrêta :
– Tiens, je peux te raconter une histoire qui s’est déroulée ici. J’avais une dizaine d’années. J’allais à l’église le dimanche, plus pour contempler une fille de mon âge qui était la sœur des enfants de chœur, que pour prier. Un dimanche où, après la messe, elle traînait dans la sacristie avec ses frères, j’ai échappé à mes parents et je me suis introduit dans la pièce. Les enfants étaient en réalité sortis par la porte qui donnait sur la rue de derrière. Heureusement, car je ne sais vraiment pas ce que j’aurais dit à la fille ! Le dimanche suivant, j’ai repris ma contemplation à distance et n’ai plus jamais fait de semblables tentatives !
– Quelle histoire, Fortuné !
– Tu te moques de moi, non ?…
– Pas du tout, mentit Héloïse. Qu’est devenue cette jeune fille ?
– Sûrement mariée depuis longtemps !
– Ça me rappelle les premières pages du roman Le Moine, de Lewis.
– Tu as lu ça ?
– Comme toutes les femmes qui savent lire ! répondit Héloïse en riant à son tour.
Elle regardait par-dessus l’épaule de Fortuné, plus loin dans la rue.
– Et celle-ci, qui se dirige vers nous, mariée depuis longtemps aussi ?… demanda-t-elle.
Fortuné se retourna vivement, comme s’il s’attendait à voir surgir un monstre. Il fixa la jeune femme qui venait vers eux et fronça les sourcils.
– Manon ?…
– Oui, c’est bien moi. Bonjour Fortuné !
– Comme tu as grandi et comme tu t’es…
– … Embellie ?…, termina Héloïse. Bonjour, je m’appelle Héloïse.
Les deux jeunes femmes se saluèrent. Un garçon de trois ans environ se tenait timidement derrière Manon. Elle le prit dans ses bras et dit :
– Je vous présente Guérin, mon fils. Guérin, dis bonjour à Fortuné et à son amie Héloïse.
Le garçon leur tira la langue. Manon, confuse et en colère, le réprimanda. Il se mit à hurler et elle dut le prendre vigoureusement par la main pour l’emmener chez elle, prenant juste le temps de crier dans son dos :
– Au revoir ! À bientôt peut-être !
Fortuné expliqua à sa compagne :
– Je ne l’ai pas reconnue tout de suite ! Cela fait au moins cinq ans que je ne l’avais pas vue. Elle était petite, renfermée, jalouse, intrigante… Elle a bien changé !
Ils s’arrêtèrent sur un banc de pierre près de l’église, à contempler les façades et les toits des maisons resplendissant sous le soleil.
Héloïse ferma les yeux. Les passants étaient rares. Il devait y avoir davantage d’activité dans le port, plus loin derrière l’église. Fortuné lui prit la main, ferma lui aussi les yeux et savoura le moment.
– Deux hommes et une femme ! S’exclama t-il tout à coup, faisant sursauter sa compagne.
– Que dis-tu ?
– C’est un jeu auquel Théo, d’autres et moi nous livrions ici. Il a toujours été doué pour entendre ou sentir des choses avant les autres. De ce banc, il était capable, rien qu’en les écoutant marcher et parler, de dire combien de personnes remontaient la rue – Fortuné désigna celle qui longeait le côté droit de l’église.
– À quoi doit-il ce don ? demanda Héloïse.
– Il n’est pas comme les autres. Ses parents le laissaient souvent seul et il passait son temps dans les champs autour de Port-Louis à piéger des animaux. Il arrivait même qu’on le cherche partout les soirs d’été car il préférait dormir dehors plutôt que chez lui ! Il disait qu’un oiseau en cage ne pouvait ensuite apprendre la liberté et que la liberté, il voulait l’apprendre tout de suite.
Des goélands criaient sur les toits.
– Ah… Je comprends un peu mieux son esprit d’indépendance, dit Héloïse.
– Oui… Et je crois que ce qu’il a surtout appris au contact des animaux, c’est d’être constamment aux aguets, d’anticiper les mouvements des autres et de calculer ses coups à l’avance. Je l’ai surpris plusieurs fois à lire dans mes pensées. Quand nous sommes ensemble, il voit et il entend des choses que je ne perçois pas. Ce fameux soir de juillet où nous avons retrouvé Corinne dans l’impasse du Doyenné, sa faculté à deviner la présence de nos adversaires dans l’obscurité nous a sans doute sauvé la vie.
– Je comprends aussi pourquoi il s’habille tout le temps en noir… pour tenir les gens à distance.
– Tu as peut-être raison, je n’y avais pas pensé… il dirait sans doute que c’est pour protéger les gens de lui-même…
Fortuné se leva, fit quelques mètres, jeta un œil dans la rue et revint s’asseoir, penaud. Quelques secondes plus tard, trois pêcheurs, une femme en tablier et un enfant passèrent devant eux en les saluant.
– Bon, tu as encore des progrès à faire, conclut Héloïse.

Le reste de la journée s’écoula paisiblement, sous un soleil toujours égal qui fit monter la température de plusieurs degrés l’après-midi.
Héloïse et Fortuné refirent une promenade dans la ville et le long de la mer, accompagnés par Monsieur Petitcolin. Ils allèrent ensemble se recueillir sur la tombe de sa femme.

À la fin du dîner, celui-ci leur annonça qu’ils étaient invités le lendemain à une fête donnée par des amis. Il ajouta :
– Ce sera l’occasion d’apprendre à Héloïse quelques danses !
– Vous en chargerez-vous, père ? questionna Jan.
– Je compte plutôt sur vous, les garçons.
– Sur moi aussi ? demanda le petit Yves.
– Depuis quand sais-tu danser ? poursuivit Fortuné.
– C’est moi qui apprends aux filles de Port-Louis ! répondit-il d’un ton sérieux.
– Et depuis quand prends-tu la parole sans que l’on t’interroge ? l’interrogea encore Fortuné en lui administrant une bonne bourrade dans le dos.
Yves devint rouge de honte, mais un discret sourire d’Héloïse lui fit aussitôt retrouver son teint d’origine.

Plus tard dans la soirée, alors qu’Yves était monté se coucher, les adultes s’étaient réunis dans le salon, devant un feu qui crépitait dans la cheminée et réchauffait agréablement la pièce.
Héloïse avait raconté certains moments de sa promenade dans Port-Louis et avait demandé à Monsieur Petitcolin quels lieux étaient chers à son cœur. À peine avait-elle posé sa question que les regards inquiets des deux frères s’étaient tournés vers elle. Elle avait aussitôt compris sa maladresse.
Monsieur Petitcolin ne lui en tint pas rigueur. Sa main droite serra dans la poche de son gilet un petit objet, sans doute un médaillon. Il répondit sans entrain :
– Je suis né ici, Héloïse. Je connais et j’aime chaque recoin de Port-Louis. Mais il y a deux endroits dans lesquels je ne pénètre jamais sans éprouver une émotion incontrôlable. Ces lieux, vous les connaissez maintenant : l’église Notre-dame, où je me suis marié en 1808 et où nous avons fait baptiser nos quatre enfants – nos trois fils ont une sœur qui est mariée. Et la serre que vous avez visitée hier, où j’ai passé des heures inoubliables avec ma chère femme.
Il s’arrêta, les yeux humides. Tous restèrent silencieux.
Monsieur Petitcolin reprit la parole le premier :
– Fortuné, je ne me rappelle pas que tu m’aies déjà raconté ta passion pour cette jeune fille à l’église… commença t-il.
Fortuné était absorbé par la contemplation d’une gravure accrochée au mur, mais son visage sembla changer de couleur.
– Moi qui pensais que c’était uniquement ta dévotion qui te guidait à Notre-Dame !
– … Un peu des deux, père, avoua Fortuné sans quitter la gravure des yeux.
– C’était bien de son âge ! ajouta Jan en souriant.
– Ton âge n’est pas très éloigné du mien, il me semble ! rétorqua Fortuné en décrochant enfin son regard du mur.
– Oui, mais moi, je n’étais conduit à l’église que par ma foi ! répondit Jan sérieusement.
Il ne put éviter à temps le coussin que Fortuné, tout en parlant, avait dissimulé dans son dos puis projeté avec force en direction de son frère.
Les deux hommes s’empoignèrent quelques instant en riant, jusqu’à ce qu’Héloïse les sépare.
Monsieur Petitcolin esquissa un sourire au moment où ils se quittèrent pour aller dormir.

Par prudence ou pudeur, il avait installé Héloïse et Fortuné dans deux chambres du premier étage, à l’opposé l’une de l’autre.
La première nuit, tous deux s’étaient conduits docilement, mais ils ne prévoyaient pas d’en passer une seconde dans des lits différents.
Le silence régnait depuis une demi-heure dans la maison quand le jeune employé de Veritas abandonna la lecture de La France maritime et se faufila dans le couloir. Il passa à pas de loups devant la porte derrière laquelle Jan ronflait bruyamment et poussa sans bruit celle qu’Héloïse avait laissée légèrement entrebâillée. Elle l’attendait sagement, lisant dans son lit.
– Toc toc, dit-il. Je suis bien chez Mademoiselle Raincourt ?
– C’est bien moi, répondit-elle.
– Bonsoir Mademoiselle. Je suis employé au Bureau Veritas et l’on m’a chargé d’évaluer l’état de l’Héloïse, actuellement au repos à Port-Louis, afin de l’inscrire dans notre prochain Registre annuel.
– Faites votre travail, monsieur.
– C’est juste que… il va vous falloir enlever votre chemise de nuit. Nous n’avons encore jamais inscrit au Registre quoi que ce soit qui porte une chemise de nuit…
Héloïse s’exécuta.
– Vous semblez gênée, Mademoiselle… Comprenez bien, je n’y ai nul intérêt personnel… je dois faire mon travail…
– Comment comptez-vous procéder ?
– Je dois vous attribuer ce que nous appelons une « cote de confiance », en évaluant… hum… la qualité de votre structure et de vos matériaux et en considérant votre état de conservation et d’entretien…
– Très bien, mais cela ne me dit pas comment vous comptez procéder !
– Je ne vois qu’un moyen, finit par dire Fortuné en prenant la jeune femme dans ses bras.

Il regagna sa chambre le matin très tôt, avant le lever du jour. En s’arrachant à lui, Héloïse avait chuchoté :
– Voilà encore un lieu de Port-Louis auquel tu pourras rattacher de jolis souvenirs !